Éditorial

Annaig Oiry, PRAG, ESPE Université Paris-Est Créteil, Laboratoire de Géographie Physique, UMR 8591

« Regardez ! » : voici la consigne principale délivrée aux étudiants de L1 par Sébastien Leroux, enseignant à l’Université Grenoble Alpes lors de la toute première sortie de terrain réalisée sur le campus de la fac[1]. Aiguiser le regard, apprendre à observer, s’approprier un quartier, lire une carte, réaliser un croquis de paysage, travailler la méthode de l’entretien : les sorties de terrain possèdent des objectifs multiples et font partie de tous les cursus universitaires en géographie. De nombreux travaux ont souligné la place centrale, rituelle et souvent initiatique du terrain en géographie, à la fois dans la production du savoir géographique mais aussi dans la formation des étudiants à la méthode et aux objets géographiques (Calbérac, 2010 ; Colligon et Retaillé, 2010 ; Zrinscak, 2010 ; Lefort, 2012 ; Volvey et al., 2012 ; Claval, 2013 ; Vergnaud et Le Gall, 2017).

Dans les maquettes des Licences notamment, les pratiques de terrain sont qualifiées sous différents vocables. Ainsi, à l’Université Lille 1, des « ateliers de terrain » sont organisés en L1, puis des « atelier diagnostic territorial » en L3 au sein du parcours Environnement, Aménagement, Urbanisme. Au sein de l’Institut de géographie et d’aménagement régional de l’Université de Nantes, des « ateliers de terrain » sont inscrits dans les maquettes de L1, L2 et L3. A l’Université Lyon 3 en L2, un « atelier de terrain » est organisé sous forme d’une excursion à la journée dans la région, avec observations de terrain, entretiens et recherche active d’informations de la part des étudiants. A l’Université Paris 1, des TD d’initiation au diagnostic territorial jalonnent les deux semestres de la L1 et de la L2, tandis que des « stages d’initiation à la recherche », d’une durée d’une semaine, sont proposés en L3. L’enseignement et l’apprentissage par le terrain sont souvent vécus par les enseignants et les étudiants comme des espace-temps d’expérimentations sortants de l’ordinaire. La revue Feuilles de Géographie a souhaité, par ce numéro spécial, mettre en valeur la pluralité des pratiques d’enseignement qui se déploient sur le terrain et poser un regard réflexif sur ces pratiques.

Quatre nouvelles Feuilles composent ce numéro sur les pratiques de géographie hors-les-murs. Julie Chouraqui nous livre une sortie de terrain avec des Licence 3 au cœur du périmètre de la ZAC Paris – Rive Gauche, sortie réalisée dans le cadre d’un cours d’option sur l’urbanisme opérationnel. Laura Clevenot propose une Feuille réflexive sur une collaboration entre une doctorante et un groupe d’étudiants de L2 sur un terrain de thèse en géographie de l’environnement. Pour les étudiants, la pratique du terrain se double ici d’une découverte du métier de chercheur en géographie. La Feuille de Julie Picard traite de l’initiation à l’enquête ethnographique de terrain et à son approche sensible au sein du master Métier de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF) premier degré (de la maternelle à l’école élémentaire). Une sortie organisée dans les rues de Bordeaux, couplée à un questionnaire, a permis de travailler la dimension sensible de l’espace et de rendre compte de l’évolution des représentations spatiales des étudiants en situation hors-les-murs. Enfin, la Feuille de Julie Bidi nous présente une sortie de terrain en CM1 dans le quartier Château d’eau – Lancry à Paris. Cette sortie possède un triple objectif : créer un imaginaire commun et des références partagées sur le quartier de l’école, regarder autour de soi, se confronter avec la carte et apprendre à lire le plan du quartier. Ces deux dernières Feuilles, qui abordent la géographie au primaire, prouvent que la construction d’un regard géographique intervient dans les enseignements de géographie bien avant la Licence 1, dès le premier degré et jusqu’au doctorat.

Quelques points transversaux peuvent être mis en relief. Travailler sur le terrain avec des étudiants permet de poursuivre une multitude d’objectifs qui affleurent dans les différentes Feuilles : le terrain sert en quelque sorte de point nodal d’une diversité de pratiques d’enseignement, complétant une posture magistrale souvent adoptée par les enseignants en salle de cours. La sortie de terrain est perçue comme un moyen d’aborder la diversité des méthodes en géographie : observations, croquis de paysage, photographies, enquêtes, relevés botaniques, etc. Ces questions méthodologiques sont pensées au cœur d’une progression rigoureuse : le terrain se prépare en amont et s’analyse en aval, avec l’apport de documents divers : carte, plans du quartier arpenté, projection de film, dossiers de presse, etc. Faire du terrain avec des étudiants permet également d’entremêler des apprentissages méthodologiques à des questions plus thématiques : les quatre Feuilles abordent ainsi la conversion du patrimoine industriel, les mutations des espaces urbains, la structuration des réseaux de transports, la diversité des fonctions urbaines, l’étude des paysages, etc.

Ces aspects méthodologiques et thématiques travaillés par le prisme du terrain restent depuis plusieurs décennies des incontournables de tout apprentissage de la discipline. Les numéros thématiques de la revue Feuilles de Géographie sont aussi l’occasion de remettre en lumière des anciennes Feuilles parues dans les années 1990 et au début des années 2000. Parmi les archives, l’une d’entre elle, publiée en 1994 par Georgette Zrinscak et republiée à l’occasion de ce numéro spécial, porte sur une sortie de terrain organisée à Saint-Denis dans le cadre d’un TD sur l’analyse des paysages. La confrontation entre les Feuilles de terrain de 2019 et de 1994 prouve que l’initiation des étudiants au terrain n’a que peu évolué : préparer le terrain à partir d’un dossier documentaire, arpenter un quartier, réaliser croquis et photographies, etc. Pour autant, les pratiques pédagogiques et didactiques liées au terrain se nourrissent des avancées de la recherche, ainsi qu’en témoigne la Feuille proposée par Julie Picard qui développe une approche sensible de la géographie hors-les-murs. Ce lien entre terrain, enseignement et recherche est également mis en valeur par la Feuille de Laura Clevenot : confronter les étudiants à un terrain de recherche leur permet de découvrir le métier d’enseignant-chercheur.

   Lors du débat organisé par l’équipe des Feuilles de Géographie à Saint-Denis en juin 2018, plusieurs participants valorisaient les stages de terrain pour leur dimension collective (plusieurs enseignants, un groupe d’étudiants). Au sein de ce numéro, l’enseignant est souvent seul face au groupe d’étudiants, soulignant la dimension trop souvent individuelle de l’enseignement (Gardin et al., 2017). De même, les questions matérielles d’organisation des terrains, qui rejoignent parfois les questions plus politiques des fonds alloués aux différentes universités pour organiser des stages hors-les-murs, n’ont été que peu abordées par les Feuilles de ce numéro spécial. Des questions et pistes de réflexion restent donc ouvertes. Lors du débat de Saint-Denis, Frédéric Dufaux, enseignant à Nanterre, qualifiait les sorties de terrain dans le quartier de l’université comme l’ouverture d’un « livre des merveilles, qui commence à la fenêtre ». Par ce numéro spécial, nous espérons prolonger un peu cette lecture.

Bibliographie

CALBERAC Y., 2010. Terrains de géographes, géographes de terrain. Communauté et imaginaire disciplinaires au miroir des pratiques de terrain des géographes français au XXe siècle. Thèse de doctorat de géographie, Université Lumière Lyon 2, 397 p.

CLAVAL P., 2013. « Le rôle du terrain en géographie », Confins, 17, 2013, URL : http://journals.openedition.org/confins/8373 ; DOI : 10.4000/confins.8373

COLLIGNON B. et RETAILLE D., 2010. « Introduction », L’Information géographique, 74, pp. 6-8, DOI : 10.3917/lig.741.0006

GARDIN J., MORELLE M., RIPOLL F., 2017. « Pour une réflexion collective sur l’enseignement de la géographie à l’université. Introduction », Carnets de géographes, 10, 2017, URL : http://journals.openedition.org/cdg/1119

LEFORT I., 2012. « Le terrain : L’Arlésienne des géographes ? », Annales de géographie, n°5, pp. 468-486

VERGNAUD C. et LE GALL J., 2017. « Le stage de terrain : que transmet-on en tant qu’enseignant-chercheur ? », Carnets de géographes, 10, 2017, URL : http://journals.openedition.org/cdg/1206 ; DOI : 10.4000/cdg.1206

VOLVEY A., CALBERAC Y., HOUSSAY-HOLZSCHUCH M., 2012? “Terrains de je. (Du) sujet (au) géographique”, Annales de géographie, 687-688, pp. 441-461, DOI : 10.3917/ag.687.0441

ZRINSCAK G., 2010. « Enseigner le terrain en géographie », L’Information géographique, vol. 74, pp. 40-54, DOI : 10.3917/lig.741.0040

[1] Voir la retranscription de l’atelier-débat sur les « Géographes hors-les-murs » organisé par l’équipe éditoriale des Feuilles de Géographie en juin 2019 : https://feuilles-de-geographie.parisnanterre.fr/2018/09/28/retour-sur-latelier-debat-geographes-hors-les-murs/

Pour citer l’éditorial: Oiry A., 2019. “Numéro spécial ‘Expériences de terrain et pratiques d’enseignement ‘hors-les-murs’ en géographie’”, Feuilles de géographie, 2019-7, 4 p.


Sommaire du numéro

Pratiquer la géographie environnementale sur un terrain de thèse : un apprentissage réciproque ? (L2)

Par Laura CLEVENOT, Université Paris 1, laboratoire LADYSS UMR 7533

2019 – Feuille n°2

La sortie de terrain au cycle 3 pour découvrir le(s) lieu(x) où j’habite. Parcours d’orientation dans le quartier Château-d’eau – Lancry (Paris, Xème arrondissement)

Par Julie BIDI, Professeure des écoles, Académie de Paris

2019 – Feuille n°4

Sortie dans la ZAC Paris-Rive Gauche : initiation au terrain (L3)

Par Julie CHOURAQUI, Université Paris 1, laboratoire Géographie-Cités UMR 8504

2019 – Feuille n°5

(Faire) enseigner la géographie hors-les-murs : initier à la sortie sensible en master MEEF 1er degré

Par Julie PICARD, Université de Bordeaux, laboratoire PASSAGES UMR 5319

2019 – Feuille n°6


Archives

Feuilles déjà publiées sur le même sujet

Sortie en milieu urbain : Saint-Denis

Par Georgette ZRINSCAK, Université Paris 1, laboratoire Géographie-Cités, UMR 8504

1994 – Feuille n°9


Remerciements

Les Feuilles de géographie remercient l’ensemble des évaluateurs et des contributeurs qui ont permis la réalisation de ce numéro spécial, ainsi qu’ A. Oiry pour la coordination de ce travail.

Pour proposer un numéro spécial aux Feuilles de géographie, merci de consulter la rubrique La revue et de nous contacter par mail via l’adresse mail feuillesdegeo@gmail.com . Pour toute remarque concernant le contenu de ce numéro spécial, merci de nous contacter à la même adresse.

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